Daniel a 16 ans. A cet âge, dans beaucoup de pays on est considéré comme mineur et donc non autorisé à travailler. On dépend financièrement de ses parents. Daniel est un jeune Nigérian. Il a quitté sa famille pour s’installer dans la capitale Abuja afin de construire sa vie. L’adolescent a trouvé un emploi d’aide ménager. Il savait que ce serait un travail difficile surtout pour son âge. Il a toutefois accepté cette proposition parce que c’était chez un pasteur, un « homme de Dieu ». Il ne devrait pas avoir de chien plus heureux que celui d’un boucher. Bon, je crois que c’est ce que Daniel s’est dit. Sauf qu’il devait avoir oublié que le boucher ne vend pas que la chair, mais les os aussi. En fin de compte, il vaut mieux être le chien du client que celui du boucher.
Daniel, c’est la machine à tout faire. Il est le dernier à se coucher la nuit, mais le premier à se réveiller le matin. Ses heures de repos, il en bénéficie quand son maître dort ou quand il est absent. Mais l’ampleur des tâches ne lui permet pas toujours de respirer. En effet, quand il a épuisé les travaux du maître, il doit s’occuper du reste de la famille. Il y a la sœur aînée qui a une course urgente à faire, la mère qui se souvient qu’elle manque de son médicament du soir et qu’il faut courir l’acheter, la petite sœur qui ne comprend pas pourquoi la table n’est pas desservie alors qu’elle a fini de déjeuner depuis cinq minutes. Et cela, sans compter le petit garçon qui menace de se cogner la tête contre la chaise parce que Daniel refuse d’aller acheter son chocolat à la boutique.
Le temps de travail journalier d’un homme est de 8 heures. En étirant un peu, on se retrouve à 10 heures. Mais çà, ce sont ces psychopathes de juristes et leurs acolytes dans les bureaux climatisés qui le disent au point que cela ne s’applique qu’à eux et à leurs semblables. Ces névrosés ont ajouté que tout employeur devra payer son salaire à son employé de façon régulière pour lui permettre de vivre une vie décente. Il devra lui donner une assurance maladie, le déclarer à la sécurité sociale afin de lui garantir une retraite et tralala… Ça aussi ne s’applique qu’à ceux de leur classe.
Daniel, lui, fait son travail sans se plaindre, surtout qu’il envoie une partie de son salaire à sa mère, un salaire mensuel de 100 dollars américains. Daniel est le « boy » du pasteur qui enseigne le partage à ses fidèles le dimanche matin. Le soir, l’adolescent dessert la table après que l’homme de Dieu et sa famille ont fini de dîner et se contente d’un bol de riz qu’il cuisine avec pour seuls ingrédients de l’huile de palme pour le rougir et du sel. Parfois, après le repas il est autorisé à partager les restes avec le vigile.
Le patron de Daniel est le propriétaire de l’appartement que je loue. Daniel et moi habitons donc la même cour. Souvent, je l’invite dans mon salon et nous bavardons, nous mangeons, je lui glisse quelques petits billets sans pour autant que tout ceci fasse de moi un samaritain. Je le fais en reconnaissance de son courage, en pensant à mon neveu qui a le même âge que lui et aussi pour les services qu’il me rend chaque fois que je le sollicite et qu’il en a le temps.
Daniel me disait souvent qu’en décembre, il s’en irait et ne reviendrait plus à Abuja. Il m’a dit qu’il préférait vivre la misère chez lui, auprès de sa mère qu’il aime visiblement, plutôt que de perdre sa jeunesse à servir quelqu’un dans des conditions misérables. Daniel se distingue par son intelligence, son raisonnement qui surprend pour son âge, sa politesse, son savoir-vivre, sa courtoisie, sa générosité et surtout son honnêteté.
Un soir, en rentrant du travail, Daniel essuyait le véhicule de son patron. Lorsqu’il m’a vu, il s’est arrêté, s’est rapproché de moi et m’a dit dans un anglais approximatif : « Sir, tomorrow i dey go back home-Monsieur, demain je retournerai chez moi ». Je lui ai demandé s’il était au sérieux, il a répondu « oui ». Je lui ai demandé pourquoi, il m’a simplement répondu sur un ton d’abandon, « je n’en peux plus ». Nos regards se sont croisés. Je n’ai pu affronter son regard une deuxième fois. Le premier sentiment que j’ai éprouvé, c’est de la culpabilité pour avoir contribué à alourdir ses peines en le sollicitant souvent, puis de colère contre un homme de Dieu qui exploite ceux qui le servent et proclament la bonté dehors. Le reste de mes sentiments a été un cocktail de compassion et de fierté pour Daniel.
Le lendemain, en allant au service, je lui ai glissé quelques billets, je l’ai félicité pour celui qu’il est, je lui ai dit merci pour tout et l’ai encouragé à ne point céder aux caprices de la vie, à croire surtout en lui-même et en Dieu. Je le reverrai puisque nous sommes en contact. En attendant, en plus des prières, ce qui me vient à l’esprit dans l’immédiat, c’est d’écrire ce billet pour déplorer le traitement que certains infligent à leur personnel de maison. Je voudrais surtout que chacun de nous porte son attention sur les défavorisés de la société et identifier le type de soutien à leur apporter. Ceci ne fera pas de nous des mères Térésa, certes, mais aura le mérite de contribuer à réduire les inégalités sociales, c’est de cela qu’il s’agit. Puisque Daniel est parti en fin de mois, il n’a pas eu droit à l’autre moitié de son salaire payé en deux fois.
Quand je pense qu’à cette liste déjà trop longue des bourreaux de l’humanité viennent s’ajouter les hommes de Dieu qui sur la place publique appellent à l’AMOUR du prochain, du BIEN, mais qui à l’abri des regards, exploitent les pauvres et les faibles.

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