En Côte d’Ivoire, il y a cette fâcheuse tendance à toujours attribuer le décès d’un fils, d’un neveu ou d’un parent quelconque aux sorciers –généralement les parents âgés du défunt– ou à un ami du défunt qui aura donc lancé à ce dernier un mauvais sort par effet de jalousie. La persistance de cette pratique traditionnelle s’explique par le fait que dans la conception populaire »il n’y a pas de mort naturelle ou simple ». Le ou les «coupables» présumés ou reconnus de ces morts préméditées ou commanditées subissent des traitements très souvent déshonorants et cruels. Vous avez dit «justice populaire» ? C’est de ça qu’il s’agit. Et celle-ci ne pardonne pas. Les droits de l’homme, elle s’en moque.

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Pour identifier le coupable, m’expliquait mon père, la pratique consiste en celle-ci:
« Les anciens du village coupent quelques cheveux de la tête, des aisselles, et du pubis du défunt auxquels ils ajoutent une petite partie de la langue qu’ils sectionnent. A cet ensemble, ils ajoutent une poudre «magique» et emballent le tout dans un morceau de pagne puis le rangent dans un hamac porté par deux jeunes hommes. Ils y font des incantations invitant le défunt ‘à désigner son assassin’ parmi tous les villageois réunis. L’hamac tanguera dans tous les sens avant de se diriger vers un individu –le coupable. Même si ce dernier est dans une maison, il trainera ses porteurs jusque là-bas. Dans le cas d’un meurtre en réunion, le premier coupable désigné par l’hamac entre en transe puis se met à citer nommément les autres.«
Ceci tient lieu de procès et suffit pour que la sentence populaire qui l’accompagne soit appliquée.
En 2001, mon tuteur de l’école primaire a eu la vie sauve en s’enfuyant dans la brousse où il a passé une semaine avant de réussir à s’évader quittant ainsi le village. Il était accusé par ses beaux parents d’avoir été à l’origine du décès de son épouse sans autre forme de procès.
En 2011, dans la localité de Sikensi −à environ une vingtaine de kilomètre d’Abidjan− un homme de 38 ans accusé du «meurtre» d’un jeune homme par des pratiques de sorcellerie, a été ligoté puis enterré vivant sous le cercueil de «sa victime» par les villageois. L’histoire a défrayé la chronique et suscité des réactions de certaines autorités publiques −sans plus. Ces faits, on en enregistre des dizaines chaque année dans un village en Côte d’Ivoire. Le dernier qui s’est déroulé à Abidjan, Yopougon, Selmer, est celui de la mort de Manuella.
Manuella avait à peine 30 ans et venait de finir sa formation d’agent des Eaux et Forêts. C’est pendant qu’elle attendait son affectation qu’à la suite d’une très courte maladie, Manuella rendit l’âme. Mourir à 30 ans et de surcroît juste après être sortie de l’école et sur le point de prendre fonction ne pouvait qu’être l’œuvre des sorciers, murmurait-on. En pareils circonstances, les «coupables» ‘d’office’ sont les parents ou grands parents du défunt. Et ici, ce sont ceux de Manuella qui, »jaloux de sa réussite », l’ont »mangé en sorcellerie ». Le lien est donc très vite établi et puisqu’on «connait» les malfaiteurs, il faut appliquer la sentence populaire. Dans le cas de Manuella, ce sont ses collègues –futurs agents des Eaux et Forêts− qui vont se charger de le faire.
A la veillée funèbre de Manuella, parents, collègues, amis et connaissances étaient présents. Les organisateurs avaient pris la peine de faire asseoir chaque groupe sous des bâches différentes. La première phase fut la prestation de la Chorale de l’église suivie des prières pour le repos de son âme. Suivront les «réjouissances» marquées par les pas de danse au son des sonorités modernes et villageoises. On se croirait à une compétition de danse. Jusqu’ici, tout se passait bien ou presque. Ici, on pleurait lentement Manuella. Là, on dansait en sa mémoire. De l’autre côté, on priait pour son âme. Même les tireurs patentés étaient aux aguets pour traquer les belles nanas.
Passée l’euphorie du «balle-poussière», place à l’annonce des «Yako», ces contributions financières des invités »pour consoler la famille de la défunte’‘ ou simplement »la soutenir dans l’organisation des funérailles ». Ce moment était suivi de la projection sur un écran géant des photos de Manuella. La vue des photos d’ensemble lors de leur formation irrita les collègues de la défunte. Dans un mouvement de groupe, ceux-ci se prirent à la bâche des parents de Manuella scandant : »Ils l’ont tué ! C’est vous qui l’avez tué ! Vous n’allez pas manger cet argent ! Sorciers que vous êtes…! ». Les personnes âgées roulaient à même le sol sous une pluie de coups. Chaises, tables et bancs volaient en éclat. C’était le sauve qui peut, la débandade totale digne d’une séquence de 24 Heures Chrono.
Le sentiment de compassion mêlé de colère provoqué en moi par cette scène «compréhensible dans une certaine mesure» mais frisant l’immaturité de ses auteurs, m’a conduit à ces questions : Peut-être que Manuella a été »mangée en sorcellerie », mais était-ce ça la solution ? Que changerait cet acte cruel ? Ramènerait-il Manuella en vie ou empêcherait-il ses ‘mangeurs’ d’en manger une autre fois, puisque ceux-ci vivent de la chaire ? Même si la sorcellerie en Afrique est une réalité, les parents de Manuella présents étaient-ils tous des sorciers pour subir un tel traitement ? Autre question, les morts de Manuella, de l’épouse de mon tuteur ou de ce jeune homme sont-elles « naturelles » ou pas?
Peut-être qu’un jour j’aurai la réponse à mes questions. En attendant et une fois de plus, en Côte d’Ivoire, la justice populaire s’est appliquée et continuera de l’être –sous nos yeux parfois coupables et très souvent impuissants− dans une société dite moderne. Tant pis pour les dégâts. Les parents des victimes innocentes n’auront que leurs yeux pour pleurer. Ici, nous sommes en Côte d’Ivoire, disons en Afrique, avec nos mythes et nos mystères, d’un siècle aussi vieux que le temps lui-même qui nous distinguent du reste du monde… positivement ou négativement, sur la route du progrès.
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